Documents
d' Histoire
Les
bombardements atomiques d' Hiroshima et de Nagasaki
Présentation
Le
6 et 9 Août 1945, les villes japonaises Hiroshima et Nagasaki
subissent les premiers bombardements atomiques de l'Histoire.
Nous
avons rassemblé dans ce dossier documentaire des témoignages sur
ces bombardements et l'ampleur des destructions de vies humaines
qu'ils ont provoquées.
Nous
avons joint à ce dossier des témoignages et des points de vue d'
historiens, en particulier sur les raisons pour lesquelles les
États-Unis ont pris la décision de procéder à ces frappes
atomiques contre des populations civiles.
S'agissait-il
de contraindre le Japon à capituler, d'épargner la vie de centaines
de milliers de soldats américains qui auraient été sacrifiés dans
un assaut terrestre contre les villes japonaises ?
Une
autre hypothèse est avancée, celle de la volonté des États-Unis
d'affirmer leur suprématie militaire et d'adresser un avertissement
à l'URSS. Selon cette hypothèse,le bombardement d' Hiroshima et
Nagasaki serait le premier acte de la Guerre froide et de la
confrontation entre les 2 grandes puissances victorieuses.
Les
2 explications ne sont pas contradictoires et peuvent être exposées
sans être mises en concurrence, elles sont les 2 facettes d'une
réalité historique complexe qui intègre bien d'autres éléments.
Pour
conclure ce dossier,nous y avons joint l'article qu'Albert Camus a
publié le 8 Août 1945 dans le journal Combat.
Un
article qui se termine par cet avertissement, « Devant
les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous
apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille
d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit
monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir
définitivement entre l'enfer et la raison. »
Document
1
«J'ai vu les cendres Hiroshima, la ville escamotée par la bombe atomique»
Vue
de l'avion, ce qu'on appelle l'aire atomique, et qui constitue un
cercle de plus de trois kilomètres de rayon, ressemble à une énorme
tache de pelade. A l'exception de quelques rares bâtiments, tout a
été anéanti, réduit en cendres ou en poussière. La terre est
comme scalpée. Hiroshima a été littéralement escamoté par la
bombe atomique.
En
même temps que leur ville, soixante mille habitants ont été
volatilisés au moment de l'explosion de la bombe. Dans les semaines
qui ont suivi, soixante mille autres sont morts, soit de leurs
blessures, soit par l'effet des radiations atomiques. Une seule bombe
et 120.000 humains* sont rayés du monde des vivants. A-t-on le droit
de presser sur un bouton pour qu'il y ait cent mille âmes de moins à
l'autre bout du monde? demandait Pascal. II a la réponse
aujourd'hui.
Ici fut une ville
Je
commence à être un connaisseur en ruines pour n'en avoir que trop
vu. Je peux dire si une ville a été démolie au canon, à la bombe
explosive ou à la bombe incendiaire. Les villes, elles aussi, quand
elles sont mortes de mort violente, ont un cadavre qui est éloquent.
Il retrace les circonstances de leur trépas. Celui Hiroshima ne dit
rien. Et c'est peut- être, à première vue, la moins émouvante de
toutes ces affreuses carcasses que la guerre a à son tableau.
Pour
s'émouvoir sur les ruines d'une cité, il faut pouvoir retrouver
l'image de ce qu'elle était, florissante. Même lorsqu'il ne reste
que des collines de pierres, comme c'est souvent le cas sur les bords
du Rhin, l'esprit rebâtit le paysage disparu. On revoit le boulevard
planté d'arbres, la cathédrale et son parvis, la grand ‘rue et
ses magasins. A travers l'absurde chaos que l'on a sous les yeux, on
devine ce qui fut la raison et que la guerre a assassiné. Ici, on ne
retrouve rien. Les villes japonaises, à cause de la fragilité de
leurs constructions, ne laissent qu'un minimum de décombres. Mais
quand elles sont soufflées par la bombe atomique, il n'en reste
qu'un résidu infime.
II semble que les maisons aient été aspirées vers les entrailles de la terre
Ce
qui fut le centre de Hiroshima, ce n'est plus aujourd'hui que le
tracé d'une ville, un plan à l'échelle zéro, où les rues et les
jardins sont indiqués par une autre couleur que les maisons. Voilà
l'impression que reçoit le visiteur quand il arrive dans le centre
de Hiroshima. II semble que les maisons aient été aspirées vers
les entrailles de la terre. Tout ce qui est friable, la brique, les
tuiles, le bois, voire le béton, a été réduit en poussière. En
contemplant ces lieux désolés, je pensais au Jardin des
Philosophes, de Kyoto, que j'avais visité la veille, et dont les
Japonais sont si fiers. Mais celui-ci est autrement propice à la
méditation. On y rencontre la notion du néant absolu.
Quand
on se promène sur ce rivage maudit, planté de squelettes d'arbres
et coupé de bras de mer encombré de vestiges de ponts, on découvre
les traces d'une vie récente et qui pourtant n'a plus d'âge. Voici,
par exemple un gros caillou brillant qui pourrait être un morceau de
roche. Si vous y regardez de plus près, c'est un vase en verre de
couleur dont les parois se sont soudées brusquement. Mais il y a
d'autres témoignages: des ferrailles où se reconnaît encore la
main de l'homme. Les plus communs sont des ustensiles de cuisine, qui
ont été laminés, et des bicyclettes. Celles-ci se sont convulsées
sous le cataclysme et chacune de leur roue est un chrysanthème en
fil de fer.
Tout
est pire que détruit: tout est éteint, et pourtant sur ce sol d'où
il semble que la sève se soit retirée, quelques humains s'obstinent
à vivre. Ici, un peu de fumée s'échappe d'une cabane en planches,
là du linge sèche sur une corde, voici des enfants qui jouent parmi
les cendres. On se demande pourquoi la guerre se donne tant de mal
puisque la vie est indestructible.
Le «Soleil de la Mort»
Lorsque
l'avion revint un peu plus tard sur les lieux pour noter les
résultats, l'équipage n'en croyait pas ses yeux, m'a dit un expert
américain rencontré à Hiroshima. Ce qui, un moment plus tôt,
était une surface bâtie était devenu un désert.
La
surprise de l'équipage se comprend d'autant mieux qu'il ignorait la
mission qu'il venait accomplir. Seuls trois de ses membres étaient
dans le secret: le pilote, un officier de marine qui avait participé
à la fabrication de l'engin, et le bombardier,
l'homme-qui-a-pressé-sur-le-bouton. Quant aux autres, ils savaient
seulement qu'ils venaient accomplir un bombardement d'une nature
particulière pour lequel on les avait munis de lunettes noires très
épaisses.
Une
lumière aveuglante accompagne, en effet, l'explosion de la bombe,
laquelle est parachutée de façon à ce que l'avion ait le temps de
sortir de la zone d'atomisation. L'explosion se produit à environ
cent mètres du sol. Le cataclysme se déroule ensuite avec une
rapidité effrayante. Il se forme d'abord ce que les techniciens ont
appelé le «globe de fusion» et que les Japonais nomment le «Soleil
de la Mort». C'est une masse incandescente qui a environ cinq cents
mètres de diamètre et dont la température est de 2.000.000 de
degrés. Tout ce qui est vivant dans un certain périmètre est
instantanément carbonisé. C'est comme si l'on portait un fer rouge
dans une fourmilière.
Cette
formidable élévation de température dans un endroit donné
provoque un phénomène atmosphérique dont le mécanisme est le même
que celui des moussons, mais infiniment plus violent. L'air
environnant reçoit un «choc de mouvement» (is shocked in to
motion), c'est-à-dire qu'il est précipité vers les régions plus
froides à une vitesse de 1.500 km. à l'heure, alors que les plus
forts ouragans ne dépassent pas 500 à l'heure. Dans l'espace
atomique, tout est soufflé par cette tornade. En dehors, soit à
plus de trois kilomètres de son point de départ, elle produit
encore des dégâts considérables.
Ce
n'est pas tout. Il y a encore un troisième effet qui est la
radiation atomique contre laquelle on ne saurait être protégé par
un mur en pierre d'un pied d'épaisseur. Les troubles qu'elle
provoque dans l'organisme sont encore mal connus. Ce qu'on sait,
c'est qu'elle affecte le système sanguin et détruit les globules
blancs. Le sang ne coagule plus et les victimes présentent des
symptômes d'hémophilie. Des habitants Hiroshima qui n'avaient reçu
aucune brûlure, aucune contusion, sont morts par centaines dans le
mois qui a suivi l'explosion,
À Nagasaki
Leur fin à eux tient de la magie. En une seconde, ils sont passés du règne animal au minéral.
Nagasaki
offre le même spectacle que Hiroshima, avec cette différence que la
bombe est allée tomber en bordure de la ville et n'a ainsi détruit
en totalité qu'un faubourg extérieur. Aussi le chiffre des morts
a-t-il été beaucoup moins élevé. On en compte seulement quarante
mille. Ici aussi, on a enregistré quelque deux mille disparus. Ce
sont les gens qui, au lendemain de la bombe, ne figuraient ni parmi
les morts ni parmi les vivants. Leur fin à eux tient de la magie. En
une seconde, ils sont passés du règne animal au minéral.
On
voudrait savoir des survivants l'effet qu'a produit sur eux cette
féerie mortelle et comment elle se déroule. Mais ce qui a dominé
chez eux, c'est un sentiment de panique qui a oblitéré sur le
moment toutes leurs autres facultés. Il faut être à l'affût d'un
spectacle pour le bien enregistrer, sans quoi c'est l'impression de
surprise qui prime tout. A plus forte raison quand à s'agit d'une
boule de feu descendue sur la terre. On ne peut tirer des témoins
qu'une phrase, toujours la même: «On aurait dit comme un soleil
aveuglant.»
.
Le
P. Monfrette, infatigable et souriant, enseigne l'amour du prochain
aux enfants catholiques de l'endroit, petites figures jaunes
auxquelles la misère, et parfois des traces de brûlures, donnent un
air vieillot et cruel.
«Ce
sont des âmes comme les autres», dit-il en tapotant ces crânes
noirs.
Des
âmes comme les autres, et aussi des enfants comme il y en a tant
d'autres de par le monde. Toute une jeunesse qui grandit parmi les
ruines et qui respire un air écœurant de vieux charnier. Ils ont
partout les mêmes loques, le même visage souffreteux et un peu
fourbe, parce qu'après avoir rusé avec la mort, il leur faut
maintenant ruser avec la misère. La seule notion de vie sociale
qu'ils aient déjà, c'est qu'il faut tendre la main à l'étranger
en lui montrant ses plaies, si on a la chance d'en avoir. Le toit
d'une prison sera peut-être un jour le premier cadeau que leur fera
la civilisation.
Par
James de Coquet.
Article
paru dans Le Figaro du 18 janvier 1946 (extraits)
Document
2
Même
sans les bombardements atomiques,la suprématie aérienne sur le
Japon aurait été suffisante pour les amener à une reddition sans
conditions et évité le recours à une invasion. Basé sur une
enquête minutieuse de tous les éléments, et confirmé par les
témoignages des dirigeants japonais impliqués encore en vie, nous
pensons que… le Japon aurait capitulé même si les bombes
n’avaient pas été larguées, même si les Russes n’étaient pas
entrés en guerre contre le Japon et même si aucun plan d’invasion
n’avait été prévu ou envisagé.
Source
: United States Strategic Bombing Survey 1946
Document
3
Le
7 mai 1945, lorsque le maréchal Jodl signa l’acte de capitulation
de l’Allemagne nazie, son allié, le Japon impérial, n’était
déjà plus que l’ombre de lui-même : son arme d’élite
d’autrefois, l’aviation, ne comprenait plus qu’un petit nombre
d’adolescents désespérés mais prodigieusement courageux, et dont
la plupart étaient assignés à des missions kamikazes ; il ne
restait pratiquement plus rien de la marine marchande et de la marine
de guerre. Les défenses antiaériennes s’étaient effondrées :
entre le 9 mars et le 15 juin, les bombardiers B-29 américains
avaient effectué plus de sept mille sorties en subissant seulement
des pertes minimes.
Le 10 mars précédent, plus de cent vingt-cinq mille personnes avaient été tuées ou blessées lors d’un bombardement sur Tokyo. Un événement, seulement dépassé dans l’horreur par les trois raids des aviations anglo-canadienne et américaine sur Dresde, dans la nuit du 13 au 14 février 1945. Pour le patron de l’US Air Force, le général Curtis Le May, il s’agissait de « ramener le Japon à l’âge de pierre », métaphore qu’il répéterait sans cesse les années suivantes pour décrire la liquidation physique de dizaines de milliers de Coréens par ses chefs d’escadrilles.
Le 10 mars précédent, plus de cent vingt-cinq mille personnes avaient été tuées ou blessées lors d’un bombardement sur Tokyo. Un événement, seulement dépassé dans l’horreur par les trois raids des aviations anglo-canadienne et américaine sur Dresde, dans la nuit du 13 au 14 février 1945. Pour le patron de l’US Air Force, le général Curtis Le May, il s’agissait de « ramener le Japon à l’âge de pierre », métaphore qu’il répéterait sans cesse les années suivantes pour décrire la liquidation physique de dizaines de milliers de Coréens par ses chefs d’escadrilles.
Source:Le monde diplomatique
Document
4
L'horreur
atomique
"Au
moment de l'explosion, l'énergie a été libérée sous forme de
lumière, de chaleur, de radiations et de pression. La bande entière
des radiations, depuis les rayons X et gamma, les ultraviolets et les
rayons visibles, jusqu'à la chaleur rayonnante des infrarouges, se
propagea à la vitesse de la lumière. Une onde de choc, créée par
l'énorme pression, se forma presque instantanément autour du point
d'explosion mais se déplaça plus lentement, approximativement à la
vitesse du son [environ 300 m/s]. Les gaz surchauffés qui
constituaient la boule de feu primitive s'étendirent et montèrent
plus lentement encore. (...) L'éclair ne dura qu'une fraction de
seconde, mais son intensité fut telle qu'il causa des brûlures du
troisième degré sur la peau humaine non protégée dans un rayon
d'un kilomètre et demi. (...) Dans le voisinage immédiat du point
zéro [point du sol se trouvant exactement au-dessous de
l'explosion], la chaleur carbonisa les cadavres et les rendit
méconnaissables."
Rapport
de l'État-Major américain, sans date, à propos d'une des deux
explosions nucléaires
.source:Histoire
Terminale Nathan 1998
Document
5
«
CE QUE J'ÉCRIS EST UN AVERTISSEMENT AU MONDE ENTIER ».
Les docteurs s'effondrent en plein travail. Risques de gaz mortels ; tous portent des masques. (De notre envoyé spécial Burchett).
A Hiroshima, trente jours après la première bombe atomique qui détruisit la ville et fit trembler le monde, des gens, qui n'avaient pas été atteints pendant le cataclysme, sont encore aujourd'hui en train de mourir, mystérieusement, horriblement, d'un mal inconnu pour lequel je n'ai pas d'autre nom que celui de peste atomique. Hiroshima ne ressemble pas à une cité bombardée. Elle fait penser à une ville sur laquelle serait passé un monstrueux rouleau compresseur, qui l'aurait broyée, anéantie à jamais (...).
Dans ces hôpitaux, j'ai découvert des gens qui, tout en n'ayant reçu aucune blessure au moment de l'explosion, sont pourtant en train de mourir de ses mystérieux effets.
Sans raison apparente, leur santé vacille. Ils perdent l'appétit. Leurs cheveux tombent. Des taches bleuâtres apparaissent sur leurs corps. Et puis ils se mettent à saigner, des oreilles, du nez, de la bouche. Au début, les docteurs attribuèrent ces symptômes à une faiblesse généralisée. Ils administrèrent à leurs patients des injections de vitamine A. Les résultats furent horribles. La chair se mit à pourrir autour du trou fait par l'aiguille de la seringue. Et, chaque fois, cela se termina par la mort de la victime. C'est là un des effets différés de la première bombe atomique lancée par des hommes et ce que j'ai vu m'a suffi (...).
On a dénombré 53.000 morts. 30.000 autres personnes sont portées disparues, ce qui signifie qu'elles ont succombé sans aucun doute possible. Pendant la journée que j'ai passée à Hiroshima, 100 personnes sont mortes des effets de la bombe : elles faisaient partie des 13'000 blessés graves de l'explosion. Depuis, elles meurent, à la cadence de 100 par jour. Et, vraisemblablement, toutes sont condamnées. Il y en a encore 40'000 autres qui ont été légèrement blessées (...)."
Les docteurs s'effondrent en plein travail. Risques de gaz mortels ; tous portent des masques. (De notre envoyé spécial Burchett).
A Hiroshima, trente jours après la première bombe atomique qui détruisit la ville et fit trembler le monde, des gens, qui n'avaient pas été atteints pendant le cataclysme, sont encore aujourd'hui en train de mourir, mystérieusement, horriblement, d'un mal inconnu pour lequel je n'ai pas d'autre nom que celui de peste atomique. Hiroshima ne ressemble pas à une cité bombardée. Elle fait penser à une ville sur laquelle serait passé un monstrueux rouleau compresseur, qui l'aurait broyée, anéantie à jamais (...).
Dans ces hôpitaux, j'ai découvert des gens qui, tout en n'ayant reçu aucune blessure au moment de l'explosion, sont pourtant en train de mourir de ses mystérieux effets.
Sans raison apparente, leur santé vacille. Ils perdent l'appétit. Leurs cheveux tombent. Des taches bleuâtres apparaissent sur leurs corps. Et puis ils se mettent à saigner, des oreilles, du nez, de la bouche. Au début, les docteurs attribuèrent ces symptômes à une faiblesse généralisée. Ils administrèrent à leurs patients des injections de vitamine A. Les résultats furent horribles. La chair se mit à pourrir autour du trou fait par l'aiguille de la seringue. Et, chaque fois, cela se termina par la mort de la victime. C'est là un des effets différés de la première bombe atomique lancée par des hommes et ce que j'ai vu m'a suffi (...).
On a dénombré 53.000 morts. 30.000 autres personnes sont portées disparues, ce qui signifie qu'elles ont succombé sans aucun doute possible. Pendant la journée que j'ai passée à Hiroshima, 100 personnes sont mortes des effets de la bombe : elles faisaient partie des 13'000 blessés graves de l'explosion. Depuis, elles meurent, à la cadence de 100 par jour. Et, vraisemblablement, toutes sont condamnées. Il y en a encore 40'000 autres qui ont été légèrement blessées (...)."
source
:W. Burchett, Daily Express, 5 septembre 1945. Traduction :
Révolution, 2 août 1985.
Document
6
La
réaction de Camus au bombardement Hiroshima
«
Le monde est ce qu'il est, c'est-à-dire peu de chose. C'est ce que
chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio,
les journaux et les agences d'information viennent de déclencher au
sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu
d'une foule de commentaires enthousiastes, que n'importe quelle ville
d'importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la
grosseur d'un ballon de football. Des journaux américains, anglais
et français se répandent en dissertations élégantes sur l'avenir,
le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les
effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère
indépendant de la bombe atomique. Nous nous résumerons en une
phrase: la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier
degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou
moins proche, entre le suicide collectif ou l'utilisation
intelligente des conquêtes scientifiques.
En attendant, il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d'aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d'idéalisme impénitent, ne songera à s'en étonner.
Ces découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu'elles sont, annoncées au monde pour que l'homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d'une littérature pittoresque ou humoristique, c'est ce qui n'est pas supportable.
Déjà, on ne respirait pas facilement dans ce monde torturé. Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d'être définitive. On offre sans doute à l'humanité sa dernière chance. Et ce peut être après tout le prétexte d'une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.
(...)
Au reste, il est d'autres raisons d'accueillir avec réserve le roman d'anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l'Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu'il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.
Qu'on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction Hiroshima et par l'effet de l'intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d'une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d'une véritable société internationale où les grandes puissances n'auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l'intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.
Devant les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison. »
En attendant, il est permis de penser qu'il y a quelque indécence à célébrer ainsi une découverte, qui se met d'abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l'homme ait fait preuve depuis des siècles. Que dans un monde livré à tous les déchirements de la violence, incapable d'aucun contrôle, indifférent à la justice et au simple bonheur des hommes, la science se consacre au meurtre organisé, personne sans doute, à moins d'idéalisme impénitent, ne songera à s'en étonner.
Ces découvertes doivent être enregistrées, commentées selon ce qu'elles sont, annoncées au monde pour que l'homme ait une juste idée de son destin. Mais entourer ces terribles révélations d'une littérature pittoresque ou humoristique, c'est ce qui n'est pas supportable.
Déjà, on ne respirait pas facilement dans ce monde torturé. Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d'être définitive. On offre sans doute à l'humanité sa dernière chance. Et ce peut être après tout le prétexte d'une édition spéciale. Mais ce devrait être plus sûrement le sujet de quelques réflexions et de beaucoup de silence.
(...)
Au reste, il est d'autres raisons d'accueillir avec réserve le roman d'anticipation que les journaux nous proposent. Quand on voit le rédacteur diplomatique de l'Agence Reuter annoncer que cette invention rend caducs les traités ou périmées les décisions mêmes de Potsdam, remarquer qu'il est indifférent que les Russes soient à Koenigsberg ou la Turquie aux Dardanelles, on ne peut se défendre de supposer à ce beau concert des intentions assez étrangères au désintéressement scientifique.
Qu'on nous entende bien. Si les Japonais capitulent après la destruction Hiroshima et par l'effet de l'intimidation, nous nous en réjouirons. Mais nous nous refusons à tirer d'une aussi grave nouvelle autre chose que la décision de plaider plus énergiquement encore en faveur d'une véritable société internationale où les grandes puissances n'auront pas de droits supérieurs aux petites et aux moyennes nations, où la guerre, fléau devenu définitif par le seul effet de l'intelligence humaine, ne dépendra plus des appétits ou des doctrines de tel ou tel État.
Devant les perspectives terrifiantes qui s'ouvrent à l'humanité, nous apercevons encore mieux que la paix est le seul combat qui vaille d'être mené. Ce n'est plus une prière, mais un ordre qui doit monter des peuples vers les gouvernements, l'ordre de choisir définitivement entre l'enfer et la raison. »
source :Albert
Camus, éditorial de « Combat », 8 août 1945
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