mercredi 28 décembre 2016

La véritable histoire de Charles Martel : l'Histoire contre la récupération identitaire

La véritable histoire de Charles Martel : l'Histoire contre la récupération identitaire



Depuis le fameux 11 janvier, dont la droite voudrait faire une "Journée d’unité nationale et de lutte contre le terrorisme", le nom de Charles Martel, "sauveur de la chrétienté", est venu, dans bien de réseaux liés à l’extrême-droite, se rappeler au bon souvenir non pas de la France "pays des droits de l’homme", mais de la France "fille aînée de l’Église".

Comme si la théorie du "choc des cultures" s’était muée en celle d’une "guerre de religions", ce que Jean-Marie Le Pen, toujours aussi lourdement calembourdesque, a résumé d’un cri : "Je suis Charlie Martel !"

C’est précisément dans cette mouvance lepéniste que Robert Ménard a lancé sa énième provocation, en commençant par criminaliser les petits écoliers biterrois sur la seule base de la "consonance musulmane" de leurs prénoms ! Dans ma tribune, publiée sur Le Plus de l'Obs le 12 mai ("Robert Ménard, changez vitre de patronyme"), j’ai dit ce que je pensais de ce forfait antirépublicain. Cela m’a valu nombre d’incriminations avec, à l’appui, des arguments puisés dans les pages d’un Deutsch métronome promu rewriter du roman national. Comme tant d’autres thèses scolaires, celle de notre auteur-baladin illustre brillamment cette leçon de Marc Bloch (dans son "Apologie pour l’Histoire") :

"Aussi bien que des individus, il a existé des époques mythomanes […] C’est d’un bout à l’autre de l’Europe, comme une vaste symphonie de fraudes. Le moyen âge, surtout du VIIIe au XIIe siècle, présente un autre exemple de cette épidémie collective… Comme si, à force de vénérer le passé, on était naturellement conduit à l’inventer."



Charles Martel, "dilapidateur et enragé tyran"

C’est pour répondre à ces nostalgiques orphelins de Charles Martel, comme à notre "rapporteur-sans-frontières" des thèses d’extrême droite, que je tiens à fournir, ici, quelques éléments d’information sur la véritable nature du "tombeur des Sarrasins", et, par la même occasion, sur l’histoire de Béziers (ville dont Robert Ménard a chargé Renaud Camus, le théoricien du Grand Remplacement, d’écrire l’histoire)…

Pour en finir, donc, avec cette légende qui fait de Charles Martel le "sauveur de la chrétienté", précisons d’emblée que le chef franc, connu de son vivant comme le plus grand "spoliateur des biens de l’Église", n’a jamais bouté les Arabes hors de "France", pour trois raisons : primo, ce pays n’existait pas encore en tant que tel ; secundo, c’est son fils qui réussira à reprendre Narbonne, trois décennies après la mythique bataille ; tertio, la présence sarrasine est attestée dans les Alpes et dans le Jura au moins jusqu’au du Xe siècle.

Tout comme la légende du "Marteau de Dieu", celle du "spoliateur des biens de l’Eglise" aura, en son temps, la peau dure. De Liège (ou plutôt, la ville n’existant pas encore, de Tongres-Maastricht, ancien fief du père de Charles, Pépin d’Herstal, et dont l’évêque, saint Lambert, fut assassiné sur ordre de l’oncle maternel de Charles) à Nîmes, en passant par Toulouse et Narbonne, l’homme est dénoncé comme aucun grand de ses contemporains ne l’aura été : "Ô Charles Martel, dilapidateur et enragé tyran !", s’écriera Jean Boldo d’Albenas, l’un des pères du protestantisme nîmois [1]. Sans doute, cet auteur a-t-il des raisons de fustiger le Franc, qui avait ruiné sa ville (Nîmes) avant d’y mettre le feu : c’était en 739, alors que Charles Martel remontait de Narbonne, tout dépité de n’avoir pas réussi à en déloger les Sarrasins, malgré un long siège éprouvant…

Plus cohérente est la thèse de Nicolas Germain Léonard, historien de la ville de Liège, qui nous explique en quoi et pourquoi Martel méritait une telle charge : "Il donnait à ses officiers les évêchés et les abbayes. Les biens de l’Église devenaient héréditaires ; on en formait la dot des filles qu’on mariait. Pépin d’Herstal avait enrichi le clergé, Charles le dépouilla." [2]

Evidemment, après la victoire de Poitiers, la cause est entendue : les biens de l’Église furent "l'instrument de la délivrance de l'Europe, et de la victoire de l'Évangile sur le Coran" ! [3]Mais que durant toute l’existence de Martel (688-741), à Limoges, Cahors, Auch, Saint-Lizier, Autun, Orange, Avignon, Carpentras, Marseille, Toulon, Aix, Antibes, Béziers, Nîmes, Lodève, Uzès, Agde, Maguelonne, Carcassonne, Elne, il y eut une interruption dans la succession des évêques ; voilà qui en dit long sur l’état d’abandon de la "Fille aînée de l’Église" !

Désordres, ruines, assassinats 

D’autres griefs ternissent la renommée de Charles. Ceux, notamment, qui font de lui le persécuteur d’Eucher, l’évêque d’Orléans, et de Guidon, le futur saint Guy. Abbé de Fontenelle, ce dernier subit le supplice suprême pour une imaginaire conspiration… Désordres, ruines, assassinats : des forfaits qui poursuivront le chef franc jusqu’à sa mort.

Mais c’est le sort réservé à l’évêque d’Orléans, le futur saint Eucher, qui assombrira le plus sa renommée. Accusé d’avoir comploté contre Martel, l’évêque "fut envoyé en exil avec tous ses proches, (puis) transféré dans le monastère de Saint-Tron où il mourra en 738" [4]. Conclusion de Flodobert, l’évêque de Noyon et de Tournai (894-966) : "Ce bâtard né d'une servante n'était audacieux qu'à faire le mal envers les Églises du Christ."

De ce martyre de saint Eucher, une légende naîtra plus d’un siècle après, qui sera consignée dans le compte-rendu d’un concile tenu en 858 à Quierzy, où il est fait mention d’un songe d’Eucher. Extrait :

"Nous savons en effet que saint Eucherius, évêque d’Orléans fut entraîné dans le monde des esprits. Entre les choses que Dieu lui montra, il reconnut Karl exposé aux tourments dans le plus profond de l’enfer." Commentaire de Jean Deviosse, biographe de Charles Martel : "Le texte ne laisse place à aucune équivoque. Karl, spoliateur résolu des biens de l’Église, est reconnu coupable à part entière." [5]

La même justification sera reprise par Jules Michelet, pour qui "les agressions de Karl contre le patrimoine de l’Église faisaient douter qu’il fût chrétien" ! [6]

Mais, disions-nous, les mythes ont la peau dure. Et après tout, des spoliations, quel envahisseur n’en commet pas ? Du IXe au XIe siècles, la renommée de Charles en souffrira. Etrangement, c’est aux siècles des Croisades que le nom de Martel va retrouver son aura, celle de tombeur des Sarrasin et de… sauveur de la chrétienté : comme si, écrira Chateaubriand, "Les Maures, que Charles Martel extermina, justifiaient les Croisades !" [7].

Les crimes de Martel dans le Sud (de la France)

Sur le terrain, la réalité était tout autre. Ce que Charles visait en fait, et depuis longtemps, c’est la conquête de l’Aquitaine (dont la capitale était alors Toulouse et non Bordeaux). Tant que cette région était menacée par les Sarrasins, il s’était contenté d’attendre son heure. Mais en apprenant avec stupéfaction la nouvelle du mariage du gouverneur musulman de Narbonne avec la fille du duc d’Aquitaine, Martel comprit très vite le risque que pouvait représenter une telle alliance. Celle-ci n’arrangeait pas non plus Abd er-Rahman, le maître de Cordoue (l’Espagne arabo-andalouse était déjà minée par les révoltes berbères contre le pouvoir arabe), ce qui l’amena à supprimer le "traître" gouverneur, un Berbère, avant d’offrir la fille du duc au calife de Damas… Si Charles Martel arrêta effectivement les Arabes à Poitiers, il ne réussit donc pas à les déloger de la Narbonnaise, qu’il attaqua par deux fois, sans succès.

La légende qui colle au nom de Martel doit être revue et corrigée sur un autre point : jamais les Francs n’ont eu de considération pour les habitants du sud de la Gaule. L’homme "gallo-romain", et particulièrement le citoyen de Toulouse, trop raffiné aux yeux du Franc fruste et inculte, était traité d’homunculus.

Furieux d’avoir échoué par deux fois à Narbonne, Martel va se venger sur les populations locales (chrétiennes) à qui il reproche de ne pas l’avoir accueilli en sauveur. Sur le chemin du retour (vers ses terres du Nord), il se venge sur Agde, Béziers, Maguelone, Nîmes (dont il brûle les arènes !). Selon Ernest Sabatier, notre cher historien de la ville de Béziers :

"Les Franks pillent à outrance dans tous les lieux où ils portent leurs pas ; ils désarment la population chrétienne, qui, ayant conservé en partie la civilisation romaine, voyait en eux des Barbares, et leur était suspecte. Forcés d’abandonner le siège de Narbonne, et voulant empêcher les Sarrasins de prendre ailleurs dans le pays une position solide, ils rasent les fortifications de Béziers, d’Agde et d’autres cités considérables. Agde et Béziers sont même livrées aux flammes, leurs territoires dévastés, les châteaux sont démolis. Enfin, en s’éloignant, les soldats de Charles-Martel emmènent, outre un grand nombre de prisonniers sarrasins, plusieurs otages choisis parmi les chrétiens du pays." [8]

Ces dévastations seront toutes mises sur le compte des Sarrasins, comme le sera un demi-siècle plus tard la mort de Roland à Roncevaux (des historiens ont, enfin, démontré que l’attaque fut le fait des Basques et non des Arabes), et comme le seront cinq siècles plus tard d’autres exactions, et là, c’est toujours l’historien de la ville de Béziers qui témoigne : "Plusieurs dépôts ont éprouvé des vicissitudes qui ont rendu assez rares les documents dont j’aurais pu profiter. Les anciennes archives de Béziers furent, elles, consumées par l’incendie qu’y allumèrent les croisés en 1209..." !

Plusieurs chroniques l’attestent (Continuation de Frédégaire, Isidore de Beja, Chronique de Moissac, El Maqqari [9]) : les cités susceptibles d’être ou de devenir des repaires pour les musulmans sont ravagées. Maguelone est rasée, Montpellier n’est pas épargnée, et encore moins Nîmes :

"Pour punir la ville qui a fait appel aux Arabes, Charles démolit les portes, abat les murailles et tente d’incendier les Arènes sous prétexte qu’elles sont aménagées en ouvrage défensif. Sur son ordre, ses guerriers entassent toute une forêt dans l’Amphithéâtre et y mettent le feu" [10] 

Un retour du refoulé historique

Voilà la vraie nature et l’œuvre du héros de tant de générations d’écoliers de France ! Celui-là même dont le nom figura jusqu’à la veille de l’élection présidentielle de 2002, sur une affiche électorale : "732 Martel, 2002 Le Pen". En attendant, sans doute, de figurer sur le fronton de la mairie de Béziers, à l’approche de 2017 ?…

Mais comment peut-on imaginer que Béziers puisse, aujourd’hui et en connaissance de cause, dire merci à celui qui mit toute la région à feu et à sang ? Et si, au contraire, comme par un retour du refoulé historique, des Biterrois de souche décidaient, un jour, de répondre à Robert Ménard en manifestant en masse, et sous le seul slogan qui vaille et qui soit digne de la mémoire de leurs ancêtres : "Je ne suis pas Charlie Martel !" ?


 [1] Jean Boldo d’Albenas, Discours historial de l’antique et illustre cité de NîmesNota bene : toutes les références, accompagnant cette tribune, se trouvent  détaillées dans mon essai : Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin, 2010).
 [2] N. G. Léonard, Histoire ecclésiastique et politique de l’Etat de Liège, 1801.
 [3] François Laurent, Le Moyen-âge et la réforme1866.
[4] Vita sancti Eucherii, Aurelianensis episcopi, n°8 et 10, cité dans Jean Deviosse, Charles Martel,Tallandier 1978. Epistolae patrum synodi Carisiacensis, année 858, cité dans Jean Deviosse, CharlesMartel.
 [5]  Cf. J. Deviosse, Charles Martel.
 [6] Michelet, Histoire de France, cité dans S. Guemriche, Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin 2010).
 [7] Chateaubriand, Génie du christianisme, dans Oeuvres complètes, éd. Furne, 1865.
 [8] E. Sabatier, Histoire de la ville et des évêques de Béziers, Paris 1854, cité dans Salah Guemriche,Abd er-Rahman contre Charles Martel (Perrin 2010).
 [9] El Maqqari, manuscrit arabe de la BNF, ancien fonds, réf. dans Abd er-Rahman contre Charles Martel.
 [10] Jean Deviosse, Charles Martel.

Charles Martel, une récupération identitaire

Détail couverture C. Martel
La figure de Charles Martel et la bataille de Poitiers opposant en 732 les guerriers du maire du palais franc aux forces de l’émir de Cordoue Abd al-Rahmân sont devenus aujourd’hui un objet historique brûlant. Il suffit pour s’en convaincre de faire quelques recherches sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, le maire de Béziers Robert Ménard (apparenté Front National) déclare ainsi le 1er décembre 2015 vouloir « retrouver notre France, celle de Louis XIV, de Napoléon, et celle, si le ministère de l’Intérieur me l’autorise, de Charles Martel. »
Pour nombre de militants d’extrême droite, la bataille de Poitiers marque en effet la victoire d’une chrétienté unie face à une invasion musulmane de grande ampleur, l’une des premières étapes du choc entre les civilisations occidentale et islamique dont nous serions, selon eux, en train de revivre un point culminant. Dans leur esprit, les migrants de religion musulmane (ou supposés tels), présents parfois depuis plusieurs générations dans les pays européens, seraient comparables aux guerriers défaits à Poitiers en 732 et leur présence ferait partie d’un plan d’invasion.

Que nous dit l’histoire ?

Pourtant, à bien regarder les faits, le conflit entre Charles Martel et Abd al-Rahmân n’incarne en rien le point d’orgue d’une lutte séculaire. Les Francs ont passé plus de temps à se battre entre eux ou contre les Saxons païens que contre les armées du califat omeyyade. Du côté de l’empire islamique, il n’est sans doute pas question d’une invasion planifiée, mais d’un raid organisé pour piller les biens des grands monastères de l’Aquitaine et de la vallée de la Loire (Tours notamment). De même, lorsqu’il y a conquête, comme en Espagne entre 711 et 720, l’entreprise obéit moins à des motifs religieux qu’à des impératifs militaires. Trop peu nombreuses, les troupes musulmanes, épargnent les églises (non par tolérance, mais par intérêt) et n’hésitent pas à s’allier avec des aristocrates chrétiens locaux.
Crédits Bruno Bartkowiak et Léa Hermenault
Par crainte des velléités conquérantes de Charles Martel, le patrice Mauronte de Provence appelle ainsi à l’aide l’émir de Cordoue, accueillant à Avignon des troupes musulmanes en 737. Plus tard, Charlemagne et Pépin le Bref entretiendront les meilleurs rapports avec les califes abbassides de Bagdad pour contrer leurs adversaires communs de Cordoue et de Constantinople.
De tels rapprochements sont possibles parce qu’il n’est pas question, au VIIIe et au IXe siècle, de guerre de religion ou de jihad. Méconnaissant totalement les pratiques et les dogmes de l’islam, les chrétiens latins considèrent ainsi les musulmans comme de simples païens, à l’instar des populations germaniques et nordiques. Au moins jusqu’au XIVe siècle, les chroniqueurs n’hésitent pas à attribuer à toutes ces populations le terme générique de « sarrasins ».
De leur côté, les musulmans préfèrent le plus souvent laisser les chrétiens vivant dans le califat pratiquer leur religion : ces populations paient un impôt spécial et leur assure une rentrée fiscale supplémentaire. D’ailleurs, il est frappant de constater que l’auteur mozarabe narrant la bataille de Poitiers dans une chronique écrite vingt ans après les faits peine à définir les camps en présence et n’emploie pas pour cela les termes de « chrétiens » ou de « musulmans ». Il use au contraire de néologisme de son cru, comme « européens » ou de mots vagues, comme « gens du Nord » ou « Arabes ».

La bataille de Poitiers, minimisée puis redécouverte

La bataille de Poitiers ne marque donc pas une étape d’une guerre entre civilisation ou religion. Les contemporains d’ailleurs la classent vite au rang des affrontements secondaires, au profit par exemple de la bataille de Fontenoy-en-Puisaye en 841 qui provoque la partition de l’Empire carolingien. Charles Martel n’est pas plus chanceux. Longtemps associé à un usurpateur organisant un coup de force contre les rois mérovingiens légitimes, il est représenté dès le IXe siècle comme un homme n’hésitant pas à piller les biens de l’Église pour financer ses troupes. Pour ce crime, le maire du palais est souvent dépeint, tout au long du Moyen Âge et bien après, en train de brûler en enfer.
« Bataille de Poitiers », Grandes Chroniques de France, milieu du xive siècle, BL ms. Royal 16 G VI, folio 117 verso
Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que la bataille de Poitiers refasse surface dans les mémoires. Voltaire en tête, les philosophes des Lumières analysent l’histoire comme une succession de civilisations porteuses de progrès. Ils opposent ainsi l’Islam médiéval à un féodalisme occidental perçu comme une société obscurantiste. Aussi regrettent-ils la victoire de Charles Martel qui aurait empêché l’Europe d’accéder aux sciences de l’Orient. Peu après la Révolution française, Chateaubriand s’inscrit en faux et affirme le contraire, notamment dans Le Génie du Christianisme (1802). Pour lui, la victoire de Poitiers a sauvé les mondes des ténèbres de l’islam. Ce propos trouve quelques échos en France, notamment lorsqu’il s’agit de justifier les débuts de la conquête de l’Algérie. C’est en effet dans le courant des années 1830 que le roi Louis-Philippe commande à Carl Von Steuben une peinture consacrée à la bataille – peinture encore aujourd’hui exposée dans la galerie des batailles du château de Versailles.
CC Patrick Mignard pour Mondes Sociaux
Mais cette poussée mémorielle n’est que de courte durée. Du Second empire jusqu’au début des années 1980, très peu d’hommes politiques se réclament de Charles Martel (et aucun n’en fait sa référence historique centrale), aucune statue ne lui est consacrée dans les villes de France et aucun roman ne lui est dédié. Dans la conscience historique des Français, le maire du palais passe loin, très loin derrière les figures médiévales de Jeanne d’Arc, saint Louis, Louis XI, du Guesclin ou Clovis. Il n’est même pas présent dans une partie des manuels scolaires (à la différence des personnes suscitées). Le Petit Lavisse, célèbre ouvrage écrit pour les élèves de cours élémentaire, l’ignore. Et, lorsqu’on aborde la bataille de Poitiers, il n’est pas question pour l’école républicaine de lui donner une dimension religieuse ou civilisationnelle. Pour les « hussards noirs de la République » et leur obsession de la défense nationale, Charles Martel n’a fait que repousser une invasion étrangère – comme Vercingétorix.

Nouveaux usages politiques et mémoriels

L’extrême droite française elle-même délaisse pendant longtemps le vainqueur de Poitiers et se consacre à la personne de Jeanne d’Arc à partir du début du XXe siècle. Puis l’amalgame entre la crainte du communisme et la peur d’une vassalisation de l’Europe et de la France par les Etats-Unis, conduit intellectuels et dirigeants d’extrême droite à effectuer un virage à partir des années 1960. Ils cherchent alors dans les régimes nationalistes arabes, mais aussi dans les premiers États islamistes comme l’Iran, des modèles et des alliés. Dans ces conditions, Charles Martel est difficilement mobilisable.
Tout change à partir des années 1990 : la chute du bloc soviétique bouleverse les représentations géopolitiques de nombreux penseurs conservateurs. Analysant les conflits en ex-Yougoslavie comme une nouvelle guerre de religion entre chrétiens et musulmans, Samuel Huntington affirme ainsi qu’après une parenthèse de cinquante ans durant laquelle les idéologies ont dominé la planète, les vieilles civilisations (qu’il assimile à des confessions religieuses) seraient en passe d’entrer en conflit ouvert. Point de départ de sa théorie du choc des civilisations, Huntington fait remonter cet affrontement millénaire à la bataille de Poitiers.
charlie-martel
Rapidement diffusées, ses théories bouleversent la pensée de l’extrême droite occidentale : abandonnant peu à peu l’antisémitisme et l’anticommunisme qui la cimentaient jadis, elle se refonde en développant un discours islamophobe, aidée en cela par la montée des courants djihadistes. Cette nouvelle culture réactionnaire n’a cette fois aucun mal à trouver en Charles Martel une figure d’identification. Des hommes politiques français, mais aussi suisses, allemands et américains dressent ainsi un parallèle biaisé entre la bataille de Poitiers et la situation contemporaine. Juste après les attentats deCharlie Hebdo, Jean-Marie Le Pen affirme par exemple qu’il est « Charlie Martel ». Mais cet usage dépasse le simple cadre politique. En effet, nombre de personnalités médiatiques se piquant de faire de l’histoire – Franck Ferrand, journaliste à Europe 1 ou l’acteur Lorànt Deutsch – reprennent sans aucune distance critique le récit de l’extrême droite, n’hésitant pas à parler d’une invasion de plusieurs centaines, voir millions d’individus, tout en employant le terme de choc de civilisation.
Cette utilisation mémorielle massive en appelle vite une autre, notamment en France au sein des populations d’origine nord-africaine, qui vise soit à minimiser l’importance de la bataille, soit à affirmer que les quelques soldats de l’émirat de Cordoue brièvement installé dans le sud de la France constituent la première étape de l’immigration actuelle. Plus largement, qualifier un homme politique de « Charles Martel », comme le fait le groupe de rap IAM en 2011 à l’encontre de Jean-François Copé, revient maintenant à l’accuser (à tord ou à raison) d’islamophobie. De leur côté, certaines personnalités de gauche comme Jean-Luc Mélenchon, opposant le mythe au mythe, répètent à l’envi les analyses de Voltaire, affirmant ainsi que la bataille de Poitiers à marqué la défaite de la civilisation face à la barbarie féodale.
Entre ces mémoires vives, le travail de l’historien consiste à dépassionner le débat, afin que chacun comprenne que la situation actuelle n’a rien à voir avec celle du VIIIe siècle. Hélas, la prochaine campagne pour les élections présidentielles risque d’être l’occasion de mésusages forts de l’imagerie de la bataille de Poitiers et de la figure de Charles Martel, notamment par l’extrême droite. Une raison qui justifie, plus que jamais, l’investissement des historiens dans la vie de la Cité, afin de mieux étudier le passé pour en libérer le présent.

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