mercredi 21 décembre 2016

Le Congrès de Bakou, l'internationale communiste et la question coloniale Textes et documents

Le Congrès de Bakou, l'internationale communiste et la question coloniale




Textes et documents

Présentation: Bien sur les promesses et les espoirs de cet immense événement n'ont pas été réalisées, John Reed est mort du typhus à son retour à Moscou, Radek, Zinoviev et tant d'autres sont tombés sous les balles des tueurs de Staline.En Allemagne, en Chine, en Espagne..la révolution prolétarienne a été écrasée par la monstrueuse coalition de l'impérialisme et du stalinisme.L'Orient est aujourd'hui sous les bombes et les immenses forces des travailleurs chinois sont encore, pour combien de temps, livrées à la cupidité des multinationales et des bureaucrates reconvertis à l'économie de marché
Il reste que la perspective ouverte par le congrès de Bakou offre la seule issue positive à la crise effroyable que traverse l'humanité, il reste que nous n'avons rien d'autre à proposer que l'union libre et fraternelle des peuples du monde, libérés de l'oppression, de l'exploitation et de la guerre




Le congrès des peuples d'Orient, Bakou 1920

Septembre 1920. Pour l’Etat révolutionnaire russe c’était un moment de grand espoir – mais aussi de grand danger. En 1917, les travailleurs russes avaient pris le pouvoir. Depuis ce temps, ils avaient subi une soi-disant « guerre civile » [en réalité l’invasion d’une douzaine d’armées étrangères, y compris la britannique et la française] atrocement cruelle. Des révolutions en Hongrie et Bavière en 1919 avaient été rapidement écrasées.
Les dirigeants bolcheviques savaient bien qu’il fallait étendre la révolution. Si la révolution restait isolée, elle ne pourrait pas survivre. Personne ne parlait encore du socialisme dans un seul pays. Le nouvel Etat soviétique avait donc besoin d’alliés, dans ses propres intérêts et dans l’intérêt des travailleurs du monde entier. Ou bien le socialisme étendait sa victoire, ou bien l’exploitation continuait et de nouvelles guerres allaient se préparer.
C’était dans cette perspective que l’Internationale Communiste avait été créée en 1919, dans le but d’encourager la révolution mondiale. Le deuxième congrès de l’Internationale, tenu à Moscou en juillet et août 1920, avait regroupé un grand nombre de socialistes et de syndicalistes qui allaient dès lors former les nouveaux partis communistes à même de bouleverser le capitalisme mondial une fois pour toutes. Mais la grande majorité des délégués venaient de l’Europe. Il fallait aussi chercher des alliés ailleurs, dans ce que Zinoviev, le président de l’Internationale Communiste, appelait « la deuxième moitié du congrès de l’Internationale1 ». Voilà ce qui a constitué le congrès de Bakou

Bakou 1920, un orchestre"oriental"pour l'accueil des délégués

.
La guerre de 1914-1918 avait été une guerre impérialiste. Malgré leur rhétorique, les empires britannique et français n’avaient aucune intention de « libérer » les peuples des colonies. Le traité de Versailles accordait « le droit des peuples à disposer d’eux?mêmes » aux pays européens, mais nullement aux pays de l’Afrique et de l’Asie. La vision des bolcheviques portée avec elle un monde où le colonialisme et le racisme seraient abolis et oubliés à jamais

. Selon le bolchevique Radek, il fallait s’appliquer « à l’œuvre de reconstruction d’une nouvelle humanité libre où il n’y aura plus de gens de couleur, où il n’y aura plus de différences dans les droits et les obligations, où tous jouiront des mêmes droits et auront les mêmes devoirs2  ». Le manifeste adopté par le deuxième congrès de l’Internationale avait donc souligné l’importance pour les communistes dans les pays impérialistes de la lutte contre leur propre impérialisme :
Le socialiste qui, directement ou indirectement, défend la situation privilégiée de certaines nations au détriment des autres, qui s’accommode de l’esclavage colonial, qui admet des droits entre les hommes de race et de couleur différentes; qui aide la bourgeoisie de la métropole à maintenir sa domination sur les colonies au lieu de favoriser l’insurrection armée de ces colonies, le socialiste anglais qui ne soutient pas de tout son pouvoir l’insurrection de l’Irlande, de l’Égypte et de l’Inde contre la ploutocratie londonienne, – ce « socialiste », loin de pouvoir prétendre au mandat et à la confiance du prolétariat, mérite sinon des balles, au moins la marque de l’opprobre.



C’est dans ce contexte que le Comité Exécutif de l’Internationale a invité des représentants des peuples opprimés à se rassembler à Bakou. L’endroit était bien choisi. Bakou se trouvait en Azerbaïdjan, un des pays de l’ancien empire tsariste devenu indépendant en 1918, et qui se trouvait « au croisement entre la Russie et l’Orient4 ». D’autre part, il s’agissait d’un centre pétrolier, et les bolcheviques avaient conscience de l’importance que prendrait le pétrole au xxesiècle. Lorsque le révolutionnaire américain John Reed s’adressa aux délégués, il leur demanda : « Vous ne savez pas comment Bakou se prononce en américain? Il se prononce oil [pétrole]5. »
Le voyage n’était pas sans dangers. Le gouvernement britannique mit tout en œuvre pour empêcher les délégués d’arriver à Bakou. Un bateau à vapeur qui transportait des délégués iraniens fut par exemple attaqué par un avion britannique; deux délégués périrent et l’attaque fit plusieurs blessés. Des navires de guerre britanniques essayèrent également d’empêcher les délégués turcs de traverser la mer Noire. Deux iraniens furent tués à la frontière d’Azerbaïdjan par la police iranienne6. Les délégués qui venaient de Moscou devaient, de leur côté, traverser des régions dévastées par la guerre civile. Le délégué français, Alfred Rosmer, écrivit à ce sujet :
Le voyage […] nous permit de saisir sur le vif l’immensité des ruines causées par la guerre civile; la plupart des gares avaient été détruites; les voies de garage étaient partout encombrées de carcasses de wagons à demi brûlés; quand les Blancs étaient battus, ils faisaient en se retirant le maximum de destructions. Une des gares les plus importantes de l’Ukraine, Lozovaïa, avait été tout récemment encore attaquée par une bande; nous avions sous les yeux les dommages que causaient de telles attaques, encore fréquentes dans ces régions

Quand bien même, les délégués vinrent en nombre. Il est difficile d’établir les chiffres précis, mais selon le compte-rendu sténographique du congrès, il y avait 1891 délégués, dont 1273 communistes. En effet, on accueillait avec plaisir les délégués non communistes ; selon Zinoviev, le président de l’Internationale Communiste :
Nous ne vous avons pas demandé à quel parti vous appartenez; nous ne vous posons que les questions suivantes : « Es-tu travailleur ? fais-tu partie de la masse laborieuse ? Veux-tu mettre fin à la guerre civile et désires-tu organiser la lutte contre les oppresseurs ? » Cela suffit. Nous n’avons pas besoin d’autre chose et nous ne vous réclamons aucun passeport politique.

Beaucoup des délégués venaient des pays de l’ancien empire tsariste et du Moyen?Orient. On comptait 100 Géorgiens, 157 Arméniens, 235 Turcs, 192 Persans et 82 Tchétchènes – mais aussi 14 Hindous et 8 Chinois. Les traductions prirent un temps fou; on pouvait y entendre des langues asiatiques qui avaient été supprimées à l’époque tsariste. Alfred Rosmer écrivit encore : « La salle était d’un pittoresque extrême; tous les costumes de l’Orient rassemblés dessinaient un tableau d’une étonnante et riche couleur9. »














Le Congrès de Bakou, l'internationale communiste et la question coloniale

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Au moment où éclata la guerre mondiale, les dirigeants, de France et d’Angleterre, et leurs valets de la presse, assuraient que cette conflagration universelle porterait la liberté aux peuples qu’opprimait l’Allemagne barbare. Mais s’il s’agissait de libérer des peuple opprimés, […] pourquoi ces grandes puissances n’ont-elles pas commencé par donner la liberté aux peuples qu’elles oppriment elles-mêmes ? Pourquoi l’Angleterre n’a-t-elle pas donné la liberté à l’Irlande? Pourquoi tient-elle sous son joug les 300 millions d’hommes qui habitent l’Inde ? Pourquoi la France, qui prétendait lutter contre la barbarie allemande, opprime-t-elle le Maroc, la Tunisie, l’Algérie, et poursuit-elle encore à présent la guerre en Cilicie et en Syrie pour augmenter son empire d’un lambeau d’Asie? Bien au contraire, la France et l’Angleterre tentent de reprendre à ces peuples même les maigres réformes qu’elles leur avaient accordées avant la guerre. Quand il fallait lutter contre les Allemands et mobiliser, dans ce but, des centaines de milliers d’Algériens, de Tunisiens et de Marocains, on promit à ces derniers toutes sortes de libertés; mais aujourd’hui, quand les représentants de la Tunisie, évoquant les 45 000 Tunisiens qui ont péri sur les champs de bataille, rappellent timidement les promesses faites par le gouvernement français, celui-ci, pour toute réponse, arrête et emprisonne les « meneurs » et supprime les journaux indigènes qui se sont permis de publier leur déclaration.
Alfred Rosmer


Le mouvement que commencent à l’heure qu’il est les femmes de l’Orient, ne doit pas être considéré du point de vue de ces féministes légères pour qui le rôle de la femme, dans la vie publique, est celui d’une plante délicate ou d’un joujou élégant; ce mouvement doit être considéré comme une conséquence importante et nécessaire du mouvement révolutionnaire général que traverse à l’heure actuelle le monde entier. Les femmes de l’Orient ne luttent pas seulement pour le droit de sortir sans voile, comme on le croit assez souvent. Pour la femme de l’Orient, avec son idéal moral si élevé, la question du voile est au dernier plan. Si les femmes, qui forment la moitié de l’humanité, restent les adversaires des hommes, si on ne leur accorde pas l’égalité des droits, le progrès de la société humaine est évidemment impossible; l’état arriéré de la société orientale en est une preuve irrécusable. Camarades, soyez-en sûrs, tous les efforts et toute la peine que vous dépenserez pour réaliser les formes nouvelles de la vie sociale, toutes vos aspirations, quelques sincères qu’elles soient, resteront stériles, si vous ne faites appel à la femme qui sera votre compagne, votre aide véritable dans vos travaux […]. Mais nous savons aussi qu’en Perse, à Boukhara, à Khiva, au Turkestan, aux Indes et dans les autres pays musulmans, la situation de nos sœurs est encore pire que la nôtre. Mais l’injustice dont nous et nos sœurs sommes les victimes ne reste pas impunie; témoin, l’état arriéré et la décadence de tous les pays de l’Orient. Sachez, camarades, que le mal qu’on fait à la femme n’est jamais resté et ne restera jamais sans punition […]. La lutte des femmes communistes de l’Orient sera encore plus dure, parce qu’elles auront à combattre, en plus, le despotisme de l’homme. Si vous autres, hommes de l’Orient, restez, comme par le passé, indifférents au sort de la femme, soyez-en sûrs, nos pays, vous et nous périrons, ou alors nous entreprendrons avec les autres opprimés, une lutte à mort, pour la conquête de nos droits. Voici, en abrégé, les principales revendications des femmes : Si vous voulez votre propre libération, prêtez l’oreille à nos revendications et prêtez-nous une aide et un concours efficaces :
  1. Complète égalité des droits ;
  2. Droit pour la femme à recevoir au même titre que l’homme l’instruction générale ou professionnelle dans tous les établissements y affectés ;
  3. Égalité des droits de l’homme et de la femme dans le mariage. Abolition de la polygamie ;
  4. Admission sans réserves de la femme à tous les emplois administratifs et à toutes les fonctions législatives ;
  5. Organisation dans toutes les villes et villages de comités de protection des droits de la femme.


 Najiye Hanum éléguée turque au Congrès de Bakou






Une honte ! Une lettre de Robert LOUZON, membre fondateur du Parti communiste tunisien
Source Contretemps


 Le Bulletin Communiste a publié dans un de ses récents numéros un rapport sur la question coloniale présenté dans un Congrès interfédéral de l’Afrique du Nord, et approuvé, paraît-il par l’unanimité des délégués à ce Congrès.
 Ce rapport est une honte pour le prétendu communiste qui l’a rédigé, et pour ceux qui, sans l’avoir attentivement lu, je l’espère, l’ont voté.
 Si le Parti Communiste n’élevait contre ce rapport une vigoureuse protestation, il se rangerait, selon l’exacte expression du Congrès de l’Internationale, parmi les esclavagistes.
 Le point capital du rapport, c’est la volonté affirmée de maintenir les peuples colonisés sous le joug des nations colonisatrices.
 Dès les premières lignes on énonce : « II y a des peuples opprimés qui sont dès maintenant accessibles à la souveraineté, et d’autres qui ne le sont pas », « il y a des peuples en tutelle qui sont dès maintenant capables de se gouverner, et d’autres qui ne le sont pas encore ». Et comme la suite du rapport montre, à l’évidence, que pour son auteur, les indigènes d’Algérie rentrent dans la seconde catégorie, celles des peuples qui ne sont pas « accessibles à la souveraineté », qui doivent être maintenus « en tutelle », la conclusion pratique en est que la bourgeoisie capitaliste française doit continuer à régner sur les masses indigènes de l’Afrique du Nord, et à leur imposer sa « tutelle » — au besoin par les mitrailleuses — si elles tentaient de se révolter.
 C’est la légitimation la plus éhontée de l’état de fait actuellement existant, c’est la condamnation la plus caractérisée des efforts faits par les indigènes de tous les pays colonisés, en Algérie aussi bien qu’ailleurs, pour s’émanciper du joug que le capitalisme occidental fait peser sur eux, c’est la proclamation du droit, pour la bourgeoisie des nations industrielles, de réaliser de « l’accumulation primitive » par expropriation des peuples agricoles non encore soumis au régime capitaliste.
 Tout ceci d’ailleurs caché sous la même phraséologie hypocrite que celle dont la bourgeoisie couvre toujours les intérêts matériels qui la guident. C’est « pour servir aux peuples colonisés de précepteurs humains et désintéressés » qu’on s’impose à eux. Cela se lit dans tous les discours officiels… et dans ce rapport d’un Congrès communiste !
 Le droit à la domination posé, il faut tenter de le justifier. Le rapporteur d’Alger s’y emploie en transcrivant les lamentables lieux communs qui constituent la thèse habituelle des conversations de café entre les éléments les plus arriérés de la bourgeoisie européenne d’Algérie. Il le fait sans s’apercevoir que ce qu’il dit de l’indigène s’applique tout autant au Français.
 La masse indigène, dit-il, est ignorante. Pour certaines régions, la Kabylie, par exemple, cela est faux. Dans d’autres, c’est exact.
 Mais la masse française est-elle savante ? Combien de Français savaient lire lorsque fut institué le suffrage universel ? En 89 ou même en 48, il n’y avait guère plus de Français qui savaient lire qu’il n’y a aujourd’hui d’Arabes qui le savent ; l’auteur du rapport estime-t-il, en conséquence, que le peuple français n’était point mûr alors pour la « souveraineté » et qu’il aurait dû rester soumis à « la tutelle » d’un monarque ou d’un peuple étranger ?
 Aujourd’hui même, d’après un sénateur, M. Roustan, « sur 437 000 conscrits français, 150 000 n’ont-ils pas compris, dès lors, [qu’ils ont reçu] une instruction totalement insuffisante ». L’auteur du rapport va-t-il conseiller la mise en « tutelle » du peuple français par le peuple allemand, dont l’instruction est de beaucoup supérieure ?
 Le rapport signale ensuite « l’emprise des marabouts et des confréries religieuses » sur l’esprit des indigènes. Ignorerait-on en Algérie l’emprise des prêtres et des moines sur l’esprit de la plupart des Français ? Ignorerait-on que c’est par centaines de mille que se comptent chaque année les pèlerins à Lourdes et autres lieux ? Ne se serait-on point aperçu que durant la guerre, les soldats français qui ne portaient point sur eux quelques gris-gris et refusaient, blessés, les exercices d’exorcismes des aumôniers, étaient fort rares ?
 L’égalité de l’homme et de la femme n’existe pas chez l’indigène. C’est exact. Mais existe-t-elle en France ? Pas plus pour les droits civils que pour les droits politiques, il n’y a égalité entre le Français et la Française.
 Enfin ! argument suprême ! d’après le rapporteur, la meilleure preuve que les indigènes algériens ont besoin d’une « tutelle », c’est que les ouvriers agricoles indigènes ne sont pas syndiqués ! Mais, connaissez-vous beaucoup de syndiqués parmi les ouvriers agricoles européens en Algérie, monsieur le rapporteur, et même en France, croyez-vous que la Fédération des ouvriers de la terre compte de bien nombreux effectifs ?
 Mais surtout, comment les congressistes d’Alger ne se sont-ils pas souvenus qu’il y a près d’un siècle que la France est en Algérie ? Et comment n’ont-ils pas compris dès lors que si après un siècle de « tutelle » les indigènes sont encore dans l’état arriéré où ils les dépeignent, c’est que la « tutelle » est un moyen de domination, mais n’est pas un instrument de progrès. Une prolongation de tutelle ne fera que prolonger l’état d’ignorance et de fanatisme que l’on décrit. Pour se développer, un peuple a besoin de ne pas être sujet. La condition non suffisante mais nécessaire pour qu’un peuple progresse, c’est l’indépendance. Tenir les indigènes dans la servitude est le moyen certain de leur conserver une âme d’esclave.
 Quant à l’accusation de nationalisme que porte le rapport contre ceux des indigènes qui luttent pour l’émancipation politique de leur race, elle repose sur un sophisme éhonté. C’est un sophisme que de mettre sur le même pied tous les nationalismes. Il n’y a pas d’équivalence entre le nationalisme d’un peuple oppresseur dont le nationalisme consiste à opprimer un autre peuple, et le nationalisme d’un peuple opprimé dont le nationalisme ne tend qu’à se débarrasser du peuple oppresseur. Il n’y a pas d’équivalence entre le nationalisme de l’Anglais qui veut continuer à gouverner l’Irlande, et le nationalisme de l’Irlandais qui veut se gouverner lui-même. Dans le premier cas, nationalisme signifie impérialisme, dans le second il signifie indépendance.
 Celui qui, pour légitimer l’impérialisme de son peuple, dénonce comme nationaliste la volonté d’indépendance du peuple qu’il opprime, commet une hypocrisie répugnante.
 Parlons net !
 Un communiste doit avoir une mentalité communiste, non une « mentalité algérienne ». Il ne doit pas se croire supérieur à l’indigène parce qu’il porte un chapeau au lieu d’un fez, ou qu’il invoque le nom de Jésus au lieu d’Allah, il doit se rendre compte que vis-à-vis de l’indigène il est un « privilégié » dont le privilège ne repose en dernière analyse que sur la force des baïonnettes, que sa situation de citoyen français le met par rapport à l’indigène dans la même position « d’exploiteur » que celle où se trouve son patron par rapport à lui, et cela doit l’inciter à beaucoup de modestie. Cela devrait surtout l’empêcher d’employer pour combattre les efforts d’émancipation politique des indigènes les mêmes arguments « d’ignorance », « d’incapacité… » que ceux qui sont journellement employés par la bourgeoisie pour combattre ses propres efforts d’émancipation sociale.
 Le communisme, c’est la lutte pour l’émancipation des travailleurs, de tous les travailleurs, non pour la mise en « tutelle » d’une partie d’entre eux sous la domination d’un prolétariat ou d’un capitalisme étranger. N’aurait rien de commun avec le communisme la politique qui ne tendrait qu’à obtenir des augmentations de traitements et de privilèges pour des fonctionnaires français de l’Afrique du Nord, tout fiers de porter faux col et d’avoir été à l’école.
  
Robert Louzon
 Bulletin communiste : organe du Comité de la Troisième Internationale, Paris, 1920-1933, Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de l’homme, 4 LC2 6655.



Qui était Robert Louzon

 En Algérie et en Tunisie, il existait des sections du Parti socialiste (SFIO), et après la scission de Tours des sections du PCF y furent formées. Les trois fédérations départementales d’Algérie se prononcèrent pour l’adhésion à la Troisième Internationale par 34 mandats sur 41. Mais, selon Jacob Moneta, en Afrique du Nord comme en d’autres pays coloniaux, « le mouvement communiste… n’était rien d’autre qu’un prolongement du PCF dans ces pays. Il était organisé par des Français qui vivaient sur place et le nombre des membres autochtones était peu important. Ils avaient dans l’organisation des fonctions de second ordre. »[1] Selon Charles-Robert Ageron, « les sections d’Algérie comprenaient surtout des petits fonctionnaires (employés de chemins de fer, des P.T.T. et de l’enseignement), mais aussi des ouvriers et employés ainsi que des dockers et des petits colons. »[2]
 Les conditions votées à Tours ne suffisaient donc pas pour transformer les partis communistes du Maghreb. Le 24 septembre 1922, un rapport fut présenté au 2e Congrès Interfédéral Communiste de l’Afrique du Nord, et adopté à l’unanimité.[3]
 Le rapport jugeait que le texte de la huitième condition était « trop général » et négligeait les « conditions particulières » des différents pays. En Algérie, il fallait reconnaître que « ce qui caractérise la masse indigène, c’est son ignorance. C’est, avant tout, le principal obstacle à son émancipation ». En particulier, « le fatalisme et le fanatisme religieux » chez le prolétariat musulman s’expliquait par « l’emprise des marabouts et des confréries religieuses sur une masse totalement ignorante et éprise du merveilleux ». D’autre part, les prolétaires musulmans ne reconnaissaient nullement l’égalité de la femme et « la femme arabe elle-même se refuse à comprendre l’humiliation de son état ». De plus, les syndicats indigènes étaient « à peu près inexistants ».
 Dans cette situation lamentable, « l’émancipation des populations indigènes d’Algérie ne pourra être que la conséquence de la Révolution en France ». Par conséquent, le but des communistes en Algérie n’était pas de soutenir un mouvement révolutionnaire parmi la population indigène : « La propagande communiste directe auprès des indigènes algériens du bled est actuellement inutile et dangereuse. Elle est inutile parce que ces indigènes n’ont pas atteint encore un niveau intellectuel et moral qui leur permette d’accéder aux conceptions communistes. » La priorité était dès lors l’activité parmi les Européens syndiqués : « Le premier but à atteindre est donc l’éducation des Européens avant d’entreprendre directement l’éducation sociale du prolétariat indigène. »
 Le rapport provoqua plusieurs réponses. Hadjali Abdelkader, un Algérien habitant à Paris, qui avec Messali Hadj devait fonder l’Étoile Nord-Africaine, répliqua qu’il fallait se rendre compte que « dans toutes les colonies les travailleurs indigènes, grâce à la Révolution russe, se réveillent et commencent à se grouper et chercher leur voie, afin d’arriver à briser leur chaînes ». Le PCF devait donc « faire de la propagande et du recrutement parmi les indigènes et, pour y parvenir, prendre comme plate-forme les revendications immédiates des indigènes ». Et pour conclure, il insista : « Il est temps que le Communisme ne soit plus limité à quelques Européens disséminés dans les colonies, alors qu’on laisse de côté des millions de prolétaires indigènes qui nous tendent la main. »[4]
 Au quatrième congrès de l’Internationale communiste, Léon Trotsky a condamné avec mépris les positions des communistes algériens : « Nous ne pouvons pas tolérer deux heures ni deux minutes des camarades qui ont une mentalité de possesseurs d’esclaves et qui souhaitent que Poincaré les maintienne dans les bienfaits de la civilisation capitaliste ![5] »
 Une troisième réponse — reproduite ici — vint de Robert Louzon. Le nom de Louzon n’est guère connu aujourd’hui. Ni stalinien, ni trotskyste, il a eu peu de successeurs pour garder vivant son souvenir. Mais ce fut un révolutionnaire remarquable, qui parlait d’un sujet qui lui importait beaucoup.
 Né en 1882, Louzon devint ingénieur au gaz.[6] Il adhéra au Parti ouvrier socialiste révolutionnaire en 1900, mais fut très vite attiré par les idées des syndicats. En 1906, il prêta une somme d’argent à la CGT pour l’achat de son immeuble de la rue de la Grange aux Belles. Par conséquent, il fut révoqué de la Société du Gaz de Paris où il était ingénieur. Il participa dès le début aux réunions du noyau de la Vie ouvrièreaux côtés de Pierre Monatte et d’Alfred Rosmer.
 En 1913, il partit en Tunisie, où il s’occupait d’une exploitation agricole. Il fit la guerre de 1914-18 comme capitaine de zouaves, puis revint en Tunisie. En 1919, il adhéra à la section de Tunis du Parti socialiste, laquelle vota, après le congrès de Tours, l’adhésion à l’Internationale communiste. Louzon devint secrétaire de la Fédération communiste tunisienne.
 Vers la fin de 1921, la Fédération tunisienne lança un quotidien en langue arabe, le premier quotidien communiste qui ait jamais paru en langue arabe. Pour Louzon, ce fut un projet qui lui tenait à cœur ; il écrivit à son ami Amédée Dunois : « II existe ici un vaste mouvement indigène de revendications nationales. Ce mouvement embrasse toutes les classes de la population, et il est dans son ensemble extrêmement favorable au Parti communiste qu’il regarde comme le seul parti pleinement sympathique à l’émancipation politique des indigènes. Mais c’est là un mouvement national, confus par conséquent, et qui comprend, à côté d’éléments féodaux caractérisés, des éléments prolétariens également caractérisés, et surtout une grande masse paysanne composée de métayers au cinquième, véritables serfs attachés à la terre et crevant de faim. Il s’agit donc de profiter à la fois de l’état général d’excitation produit dans la population indigène par cette propagande nationale et de la sympathie dont jouit le Parti communiste pour créer, à l’intérieur du mouvement indigène, un mouvement de classe nettement ouvrier et paysan. »[7] Lorsqu’il s’agissait de la propagande communiste auprès des indigènes, Louzon savait de quoi il parlait.
 Mais si Louzon reconnaissait l’importance d’un quotidien en langue arabe, les autorités françaises le comprenaient très bien, elles aussi. Au bout de huit jours, le journal fut interdit. Pendant une dizaine de jours de nouveaux quotidiens en arabe furent lancés, chaque jour sous un titre différent ; tous furent interdits immédiatement. Puis un décret soumit toute parution d’un journal en arabe à une autorisation préalable.
 En 1922, après la parution d’une brochure et d’un poème en arabe, Louzon fut poursuivi pour « attaque contre les droits et pouvoirs de la République française en Tunisie ». Il fut condamné à six mois de prison, puis expulsé de Tunisie et il devint rédacteur à L’Humanité. Mais deux ans plus tard, il démissionna du PCF après l’exclusion de ses amis Pierre Monatte et Alfred Rosmer.
 En août 1936, il se rendit au Maroc afin de contacter les Marocains des comités d’action pour qu’ils tentent d’empêcher Franco de recruter des Arabes dans le Rif. Puis, âgé de presque cinquante ans, il se battit quelques mois au front aux côtés des républicains.
 Après la deuxième guerre mondiale, il fit partie du noyau de la Révolution prolétarienne. Pendant la guerre froide, il eut des désaccords avec son vieil ami Rosmer. Mais en 1960, animé des mêmes principes révolutionnaires qu’en 1922, il signa, à côté de Rosmer, le Manifeste des 121 : « Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien. Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français. La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres. » Il mourut en 1976.

source : contretemps

Retour à Bakou, l'arrivée mouvementée des délégués, racontée par Warren Beatty dans le film REDS , en hommage à JOHN REED







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