Sandro
Botticelli, peintre et chorégraphe des Vierges et des déesses
: Sandro Botticelli portrait de Simonetta Vespucci |
En
préparant cette présentation de Botticelli et en consultant les
différentes sources qui m'ont servies à sa composition, il m'est
revenu à l'esprit ces vers d’un poème de Nerval
" modulant
tour à tour sur la lyre d'Orphée
les
soupirs de la sainte et les cris de la fée "
(el
desdichado)
Les
pinceaux ont remplacé la lyre d'Apollon, la sainte a le visage de la
Vierge et la fée s'est incarnée en Vénus, mais il ne faut voir
dans l’œuvre de Botticelli aucune opposition, mais plutôt 2
figures complémentaires de la grâce
Cette
unité a d'abord un visage, celui de cette Simonetta Vespucci, la
plus belle femme de son temps,ce visage que l'on retrouve dans tant
de ses tableaux, comme dans ce portrait de Piero di Cosimo
Surtout,
nous ne devons pas chercher une tension entre une vision païenne et une
autre chrétienne, Botticelli, comme tous les hommes de son temps et
même un peu plus qu'eux, avait une foi profonde et lui et ses
contemporains ne voyaient dans l'Antiquité païenne qu'une
anticipation de l’avènement du christianisme.
Sa Vénus
a la pudeur et l'innocence d'une sainte et ses saintes sont drapées
à l'antique, dans un mouvement qui dévoile les corps autant qu'il
les dérobe à la vue.
Enfin,
il faut renoncer à toute tentative
de classification, aujourd'hui dépassée, de Botticelli dans une
sorte de mouvement ascendant ou de marche triomphale qui mènerait de
la barbarie du Moyen âge à la lumière de la Renaissance.
Les
courants artistiques, littéraires et philosophiques sont
enchevêtrés de manière bien trop complexes pour qu'une simple
progression chronologique puisse en rendre compte
Jacques
Belhassen
I/
Botticelli ou l'art de la chorégraphie et de l'intensification du
mouvement,
« Dès
1905, l’auteur [Warburg parle de lui-même] avait été conforté
dans ses tentatives par la lecture du texte d’Osthoff sur la
fonction supplétive dans la langue indo-germanique ; il y était
démontré, en résumé, que certains adjectifs ou certains verbes
peuvent, dans leurs formes comparatives ou conjuguées, subir un
changement de radical, sans que l’idée de l’identité
énergétique de la qualité ou de l’action exprimées en
souffrît ; au contraire, bien que l’identité formelle du
vocable de base eût de fait disparu, l’introduction de l’élément
étranger ne faisait qu’intensifier la signification primitive On
retrouve, mutatis
mutandis,
un processus analogue dans le domaine de la langue gestuelle qui
structure les œuvres d’art , quand on voit par exemple une Ménade
grecque apparaître sous les traits de la Salomé dansante de la
Bible, ou quand Ghirlandaio, pour représenter une servante apportant
son panier de fruits, emprunte très délibérément le geste d’une
Victoire figurée sur un arc de triomphe romain
»
Domenico Ghirlandaio - Birth of St John the Baptist détail |
Bref,
c’est l’étrangeté qui
prend ici le pouvoir d’intensifier un geste présent en le vouant
au temps fantomal des survivances. C’est l’étrangeté qui, dans
la collision anachronique du Maintenant (la servante) et de
l’Autrefois (la Victoire), ouvre au style son futur même, sa
capacité à changer et à se reformer entièrement
Le pas de la nymphe
Que
fait, dans La
Naissance de Vénus,
l’Heure (ou la Grâce) avec sa robe dans le vent et sa grande cape
mouvementée ? Un iconographe attentif à la storia dira
qu’elle accueille Vénus sur le rivage et lui tend un vêtement
pour couvrir sa nudité. Warburg dira, de plus, qu’elle danse à la
droite du tableau. Que font Zéphyr et Chloris (ou Aura) ?
Warburg dira – outre qu’il sont à l’origine d’une brise
poussant la coquille de Vénus vers le rivage – qu’ils dansent,
enlacés, fussent-ils en l’air. Que fait Vénus elle-même ?
Elle danse immobile devant nous, c’est-à-dire qu’elle fait de sa
simple pose une chorégraphie du corps exposé. Que font les
personnages du Printemps ?
Ils dansent tous. Que font les servantes de Ghirlandaio dans le cycle
de Santa Maria Novella, à part verser de l’eau dans une cruche ou
apporter un plateau de fruits ? Elles dansent aussi, centrales à
la dynamique de l’image, autant qu’elles passent, marginales à
la distribution des personnages dans le thème iconographique.
Birth of St Mary in Santa Maria Novella in Firenze by Domenico Ghirlandaio détail
|
« Bien
exprimés, les mouvements des cheveux et des crinières, des
branchages, des feuillages et des vêtements sont agréables dans la
peinture. Je désire même que les cheveux exécutent les sept
mouvements dont j’ai parlé plus haut ; qu’ils s’enroulent
donc comme s’ils allaient se nouer, qu’ils ondulent dans l’air
en imitant les flammes, que tantôt ils se glissent comme des
serpents sous d’autres cheveux, tantôt se soulèvent de côté et
d’autre. […] Comme nous voulons que les étoffes se prêtent aux
mouvements (cum
pannos motibus aptos esse volumus),
alors que par nature elles sont lourdes, pendent constamment vers la
terre et refusent de se plier, il sera bon de placer dans la peinture
les visagesde Zéphyret d’Auster en train de souffler entre les
nuages, dans un angle de l’histoire, pour pousser tous les tissus
dans la direction opposée. On aura ainsi cet effet gracieux que les
côtés des corps que touche le vent, parce que les étoffes sont
plaquées par le vent, apparaissent presque nus sous le voile des
étoffes. Sur les autres côtés, les étoffes agitées par le vent
se déploieront parfaitement dans l’air
Botticelli Le Printemps détail |
Léon
Battista Alberti 1404-1472. Traité de la peinture
Aérienne
mais essentiellement incarnée, insaisissable mais essentiellement
tactile. Tel est le beau paradoxe de Ninfa,
dont le texte du De
pictura révèle
d’ailleurs fort bien la mise en œuvre technique : il suffit,
explique Alberti, de faire souffler un vent sur une belle figure
drapée. Dans la partie du corps qui reçoit le souffle, l’étoffe
est plaquée contre la peau, et de ce contact surgit quelque chose
comme le modelé du corps nu. De l’autre côté, l’étoffe
s’agite et se déploie librement, presque abstraitement, dans
l’air. C’est la magie du drapé : les Grâces de Botticelli
comme les Ménades antiques réunissent ces deux modalités
antithétiques du figurable : l’air et la chair, le tissu
volatile et la texture organique. D’un côté, le drapé s’élance
pour lui seul, créant ses propres morphologies en volutes ;
d’un autre côté, il révèle l’intimité même – l’intimité
mouvante-émouvante – de la masse corporelle. Ne pourrait-on dire
que toute chorégraphie tient entre ces deux extrêmes ?
Sandro
Botticelli, virtuosité et syncrétisme
On
en a fini avec l’idée que les époques historiques développent
chacune une vision du monde monolithique, dont l’art serait la
forme symbolique. Nous ne croyons plus, depuis longtemps, que
Botticelli est typique d’une culture qui inaugure les “Temps
modernes” en rompant avec le Moyen Âge, même si la Vénus ne peut
se comprendre sans la culture néo-platonicienne qui est à la mode à
la cour de Laurent de Médicis à son époque.
Ce qu’il y a d’intéressant avec Botticelli, c’est que sa peinture montre précisément que son époque, son milieu, sont traversés de multiples temporalités, en même temps. En fait, Laurent et ses proches adoraient la tapisserie flamande, les icônes byzantines, tout autant que les antiquités romaines et les textes grecs. C’est une culture du “syncrétisme” , comme le montre l’écrit phare de Marsile Ficin, le philosophe le plus influent de la cour de Laurent, La Vénus, avec sa planéité de tapisserie, ses traits de contour ciselés comme de l’orfèvrerie gothique, montre aussi cette combinaison avec
une iconographie antique
Ce qu’il y a d’intéressant avec Botticelli, c’est que sa peinture montre précisément que son époque, son milieu, sont traversés de multiples temporalités, en même temps. En fait, Laurent et ses proches adoraient la tapisserie flamande, les icônes byzantines, tout autant que les antiquités romaines et les textes grecs. C’est une culture du “syncrétisme” , comme le montre l’écrit phare de Marsile Ficin, le philosophe le plus influent de la cour de Laurent, La Vénus, avec sa planéité de tapisserie, ses traits de contour ciselés comme de l’orfèvrerie gothique, montre aussi cette combinaison avec
une iconographie antique
Léonard
de Vinci disait déjà que Sandro ne savait pas dessiner les
paysages. Beaucoup de théoriciens de l’art, depuis la Renaissance,
à l’instar de Vasari, affirment que les artistes ne peuvent pas
être bons en tout, sauf exception (comme Raphaël), mais ont un
talent sélectif. Cette idée (qui débouche sur une théorie du
style personnel, au XVIIe siècle), repose avant tout sur la
conviction que l’auteur est responsable de tous les paramètres de
son œuvre.
Mais parler de « cohérence » d’une œuvre est une chose différente, car rien ne dit en effet que cette cohérence se situe au niveau de l’auteur. Comme Foucault ou d’autres l’ont étudié, l’auteur n’est pas “l’unique cause” d’une œuvre, il n’en est qu’une fonction, qui n’apparaît que dans un certain contexte (la “modernité” pour le dire vite).
La première tâche est donc de se départir d’une approche trop psychologisante de l’œuvre d’art et de distinguer ce qui relève du style propre à l’artiste, son « inconscient manuel » comme dit Barthes, et de ce qui relève de la cohérence interne de l’œuvre elle-même.
Le second travail consiste à trouver les critères appropriés pour que l’œuvre apparaisse cohérente. Là surgit une difficulté : la cohérence est une appréciation subjective qui résulte d’un jugement, d’une appréciation. Une œuvre d’art n’est pas cohérente objectivement, en soi, il n’y a que des interprétations successives et subjectives de cette cohérence. La fortune critique de Botticelli, avec ses revirements à 180°, nous le montre assez bien.
Je ne veux pas pour autant renvoyer chacun à ses jugements de goût personnels, sans quoi l’histoire de l’art comme exercice critique n’aurait pas beaucoup d’intérêt. L’exercice critique de l’histoire de l’art consiste selon moi à théoriser ses jugements de goût, à leur donner une raison. Il consiste aussi à comprendre les théories qui, parfois implicitement, justifient les jugements des autres.
Mais parler de « cohérence » d’une œuvre est une chose différente, car rien ne dit en effet que cette cohérence se situe au niveau de l’auteur. Comme Foucault ou d’autres l’ont étudié, l’auteur n’est pas “l’unique cause” d’une œuvre, il n’en est qu’une fonction, qui n’apparaît que dans un certain contexte (la “modernité” pour le dire vite).
La première tâche est donc de se départir d’une approche trop psychologisante de l’œuvre d’art et de distinguer ce qui relève du style propre à l’artiste, son « inconscient manuel » comme dit Barthes, et de ce qui relève de la cohérence interne de l’œuvre elle-même.
Le second travail consiste à trouver les critères appropriés pour que l’œuvre apparaisse cohérente. Là surgit une difficulté : la cohérence est une appréciation subjective qui résulte d’un jugement, d’une appréciation. Une œuvre d’art n’est pas cohérente objectivement, en soi, il n’y a que des interprétations successives et subjectives de cette cohérence. La fortune critique de Botticelli, avec ses revirements à 180°, nous le montre assez bien.
Je ne veux pas pour autant renvoyer chacun à ses jugements de goût personnels, sans quoi l’histoire de l’art comme exercice critique n’aurait pas beaucoup d’intérêt. L’exercice critique de l’histoire de l’art consiste selon moi à théoriser ses jugements de goût, à leur donner une raison. Il consiste aussi à comprendre les théories qui, parfois implicitement, justifient les jugements des autres.
Sandro Botticelli, la déploration du Christ |
Si on reprend la controverse Léonard/Botticelli, le jugement négatif formulé par le premier à l’encontre des paysages du second s’appuie effectivement sur une théorie de la peinture implicite ici : pour Léonard peinture et observation du réel participent du même mouvement intellectuel, non pas qu’il faille simplement imiter la nature en peinture, mais imiter les forces de la nature et les effets mouvants de la perception, qui font que le monde apparaît en perpétuelle transformation. La nature est le lieu où s’observe le mieux, chez Léonard, tous ces changements, et c’est pourquoi ses paysages sont flous et poétiques. La nette simplicité des paysages de Botticelli ne pouvait donc lui convenir.
Mais si je veux formuler la théorie qui sous-tend ma compréhension de la cohérence de l’esthétique de Sandro, je dirais qu’elle repose sur l’idée de virtuosité, exercice de la virtù, de l’excellence. Celle-ci se manifeste chez lui non par un art du trompe-l’œil ou du flou poétique, mais par l’adoption d’un trait d’orfèvre, l’orfèvrerie étant à ses yeux (comme à ceux des frères Pollaiolo par exemple) l’art le plus virtuose, le plus prestigieux. D’où les vaguelettes biffées comme des coups de scalpel, d’où le contour escarpé de la côte, qui se montre moins comme imitation d’un littoral en perspective que comme forme abstraite et linéaire à la surface du tableau.
Botticeli, autoportrait |
Quelques
liens pour mieux connaître Botticelli
Pour
une étude plus savante
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