mercredi 7 octobre 2015

«La justice a une couleur»


«La justice a une couleur»

A propos de l’oppression spécifique des Noirs aux Etats-Unis


ETATS-UNIS ♦ A nouveau, cet été, la ville de Ferguson, où la police avait assassiné un jeune Noir, a connu l’état de siège ; à Charleston, un tueur a abattu neuf personnes dans une église noire.
La liste des Noirs abattus par la police s’allonge de mois en mois. Comme dans les années 1960, où un puissant mouvement s’était dressé pour en finir avec les lois racistes, les Noirs américains — et d’ailleurs les travailleurs noirs — s’organisent contre ces lynchages légaux. Les manifestations se succèdent sous le mot d’ordre : « Black Lives Matter » (les vies noires ont une valeur).
Quelle est la toile de fond de ces développements qui démontrent, une fois de plus, que la question de l’oppression spécifique des Noirs aux Etats-Unis demeure une question essentielle, que les gouvernements, qui défendent les intérêts de la classe capitaliste, qu’ils soient parés de l’étiquette « républicaine » ou « démocrate », ne peuvent résoudre ?
Par François Forgue  


« Jarvious Cotton (un Noir américain) ne peut pas voter. Comme son père, son grand-père, son arrière-grand-père et son arrière arrière-grand-père. L’histoire de la famille Cotton illustre celle des générations successives d’hommes noirs nés aux Etats-Unis, mais à qui a été dénié le droit élémentaire que doit assurer la démocratie — le droit de voter pour ceux qui décident des lois gouvernant votre vie. Son arrière arrière-grand-père ne pouvait voter parce qu’il était esclave. Son arrière-grand-père fut battu à mort par le Ku Klux Klan alors qu’il essayait de voter. Son grand-père ne put voter à cause de la terreur exercée par le Ku Klux Klan. Son père fut écarté du vote par les conditions fiscales et les tests d’alphabétisation limitant l’exercice de ce droit. Enfin, Jarvious Cotton n’a pas le droit de vote, car comme beaucoup d’hommes noirs, il a un casier judiciaire et est aujourd’hui en liberté conditionnelle. »
C’est ainsi que commence le livre de Michelle Alexander, The New Jim Crow (Le Nouveau Jim Crow) (1), ouvrage avant tout constitué de faits, de documents, de références précises, et qui constitue un saisissant réquisitoire contre le système pénal américain actuel, démontrant de manière irréfutable à quel point il est un moyen de maintenir dans un système d’exclusion la population noire des Etats-Unis.
La guerre contre la drogue
A l’origine de la croissance exponentielle de la population pénale (voir repères), il y a la « guerre contre la drogue », qui, dans les faits, fut avant tout une guerre contre les victimes de la drogue. Elle a conduit à l’accentuation de la répression massive contre la population la plus misérable, et donc d’abord contre la population noire. La montée en puissance du trafic de la drogue — « l’extension du marché » pourrait-on dire, par la baisse du prix d’achat (or les drogues « bon marché » sont les plus dangereuses) — va provoquer des ravages dans la jeunesse, en particulier celle frappée par le chômage et la précarité, donc la jeunesse noire.
La jeunesse noire fut doublement frappée. Proie des trafiquants, et en même temps, cible policière par excellence : les jeunes dealers étaient traités comme de grands criminels, les « usagers » comme des criminels.
Si la majorité des dealers comme des consommateurs est blanche, la majorité de ceux qui sont arrêtés, condamnés et détenus sont des Noirs. D’abord des jeunes, et avant tout des jeunes hommes, ce qui ne signifie pas que les femmes soient épargnées : elles sont frappées comme « complices », et ce sont elles qui paient le prix le plus fort dans les conséquences de la dislocation des familles.
Les chiffres sont sans appel : ils démontrent, pour reprendre une expression de Michelle Alexander, qu’aux Etats-Unis, « la justice a une couleur ». Les trois quarts des personnes emprisonnées, condamnées ou poursuivies pour des délits relatifs à la drogue sont des Noirs ou des Latinos. La jeunesse noire représente 16 % de la jeunesse totale, mais 28 % des jeunes arrêtés sont noirs, comme 35 % de ceux qui ont un casier judiciaire et 58 % de ceux qui sont détenus. Si l’on considère les longues peines, cette proportion s’accuse encore. Par exemple, dans le cas de l’Etat de Géorgie, 98 % des détenus condamnés à vie, comme conséquence de la règle des « trois coups », sont noirs (2).
Au-delà de l’augmentation de la population carcérale, ce système « exagérément répressif », comme l’a reconnu Obama, qui l’a pourtant pratiqué pendant l’essentiel de sa présidence, a des conséquences socialement désastreuses, puisqu’aujourd’hui, sept millions de citoyens américains sont soit en prison, soit en sursis, soit en liberté conditionnelle et sont donc privés — souvent pour de très longues périodes — de leurs droits civiques. Ils se voient dénier la possibilité de retrouver un emploi, d’avoir accès à des logements sociaux, ou de bénéficier de quelque aide sociale que ce soit — avec les conséquences que cela entraîne pour la famille. Une proportion élevée (correspondant à tout ce qui a été évoqué jusqu’à présent) de cette fraction de la population est noire.
Michelle Alexander peut à juste titre en conclure que le système d’emprisonnement massif qui sévit aux Etats-Unis n’est pas, comme le prétendent ses défenseurs, un système de « contrôle de la délinquance », mais un système d’oppression raciale et de contrôle policier de ceux qui en sont victimes.
Qu’est-ce qu’être noir aux Etats-Unis ?
Ce qui définissait un Noir aux Etats-Unis avant la guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage en 1864, c’est qu’il était esclave — sans aucun droit — et propriété d’un maître.
L’abolition de l’esclavage — résultat d’une lutte révolutionnaire dans laquelle les Noirs eux-mêmes jouèrent un rôle essentiel — aboutit d’abord à un profond mouvement des masses noires pour faire prévaloir leurs droits dans tous les domaines. Jamais depuis, les assemblées législatives n’ont compté autant de Noirs. La contre-révolution — unissant anciens propriétaires du Sud et capitalistes du Nord — rétablit dans le sang, entre 1870 et 1880, la suprématie blanche. Désormais, le Noir est un citoyen de seconde zone, privé dans les faits du droit de vote et vivant dans les conditions d’une brutale ségrégation qui continuait à l’exclure de la société américaine.Noir USA
Ce qui le définit aujourd’hui, c’est qu’il est un criminel.
Certains prétendent que ce système n’est pas discriminatoire mais fondé sur le choix de chacun : personne n’est contraint d’enfreindre la loi. Le nouveau système de discrimination, le système carcéral et policier, s’inscrit non seulement dans la longue histoire de l’oppression des Noirs aux Etats-Unis, mais dans la décomposition d’ensemble du système capitaliste et la manière dont celle-ci s’exprime aux Etats-Unis.
Michelle Alexander rappelle que la montée de l’incarcération massive coïncide avec la montée du chômage qui fait que « très rapidement, la main-d’œuvre noire perdit sa nécessité pour l’économie américaine ». Elle souligne que les systèmes précédents visaient à contrôler la main-d’œuvre, alors que le nouveau système vise à rassembler une fraction de la population qui ne peut plus être absorbée par l’économie aux Etats-Unis.
Elle conclut en disant que tout mouvement véritable pour mettre fin à ce système d’incarcération massive doit l’attaquer non comme un système d’incarcération en soi, mais comme un système d’oppression raciale.
Ajoutons que ce mouvement, comme cela avait été le cas lors du mouvement pour les droits civiques, ne peut qu’être amené à mettre en cause les fondements sociaux de ce système : le régime d’exploitation capitaliste et de la propriété privée des moyens de production.
La lutte contre ce système barbare est d’abord — ce qui se passe dans les faits — l’affaire des Noirs eux-mêmes. Elle concerne tous ceux qui, aux Etats-Unis, entendent combattre pour la démocratie, mais au premier chef le mouvement ouvrier, les organisations syndicales des Etats-Unis.
(1) On appelle « Jim Crow » l’ensemble des lois discriminatoires à l’égard de la population noire des Etats-Unis, ensemble instituant dans les Etats du Sud un véritable système d’apartheid. Il ne fut démantelé qu’à la suite du puissant mouvement pour les droits civiques des années 1960.
(2) La règle des « trois coups » veut qu’un délinquant pour des faits relevant du vol ou de détention de drogue, pas nécessairement de son commerce, s’il est condamné pour un troisième délit, peut être condamné à vie.

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